Le corps humain est un concept fascinant pouvant se trouver au cœur de nombreux questionnements relatifs à la nature humaine. Dans ce présent article, nous allons aborder l’évolution de la connaissance du corps humain et la perception de ce dernier.
Avant de nous plonger dans un historique plus détaillé concernant les connaissances du corps humain, il est à mon avis nécessaire d’approcher brièvement le concept de « corps ». Le terme « corps » n’est pas un terme qui va de soi : il s’agit d’un concept construit culturellement – la vision du monde, la relation avec la « Nature » et les autres êtres humains restent de première importance pour comprendre la perception que nous avons de notre corps et de celui des autres. Comme le soutient l’anthropologue et sociologue français David Le Breton dans son ouvrage Anthropologie du corps et modernité́ (1993), le savoir appliqué au corps est avant tout culturel. Il s’agit en effet d’une construction symbolique à laquelle chaque société essaye de lui donner un sens et des valeurs, et non pas d’une réalité en soi. Les limites et les différenciations existant entre le physique et le psychique, entre « Nature » et « Culture », restent des cadres idéologiques spécialement propres à la société occidentale.
Afin de pouvoir faire une brève analyse des tendances générales de la perception du corps humain dans la société occidentale actuelle, nous allons aborder, de façon anthropologique et historique, le sujet des dissections humaines – pratique réalisée spécialement entre le XVIème et le XVIIIème siècle qui sera déterminante pour comprendre la façon dont le corps a été perçu et vécu au cours des siècles suivants. Selon l’historien uruguayen Rafael Mandressi l’ouverture et la découverte du cadavre humain deviennent au fait la manière privilégiée de connaître le corps humain (Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, 2003).
Dans la Grèce antique, le fonctionnement et l’état de santé de l’être humain étaient perçus comme étant le résultat de l’équilibre ou du déséquilibre entre les matières contenues dans le corps : l’être humain était perçu comme un microcosme dans lequel les quatre éléments principaux interagissaient et déterminaient l’état de santé de chaque individu. L’air, l’eau, le feu et la terre avaient été attribués à quatre substances corporelles déterminantes pour le fonctionnement de l’organisme, respectivement : le sang, le flegme, la bile et enfin, la bile noire. Ces quatre substances étaient appelées « humeurs ». Une série de qualités furent également attribuées au corps : le sec et l’humide, le froid et le chaud, le sucré et l’amer, etc. Cette dernière attribution suit le même type de perception que celle des humeurs : entre les êtres humains et l’univers qui les entoure existait une continuité ; le corps humain étant conçu comme une espèce de microcosme dans le macrocosme.
Les premiers témoignages de la pratique des dissections humaines datent de l’époque d’Hippocrate, médecin grec ayant vécu entre le IVème et le IIIème siècle av. J.-C. Un des personnages qui marqua le plus l’étude de l’anatomie dans l’antiquité romaine fut Galène : après avoir étudié à Alexandrie il commença à travailler à Rome, où les connaissances anatomiques issues du monde grec arrivèrent et commencèrent à se propager et à se développer. Les savoirs médicaux transmis par Galène ne furent jamais remis véritablement en question jusqu’au XVIème siècle.
L’Italie a été le pays occidental où les dissections humaines ont commencé à acquérir une grande importance scientifique à partir du XIIIème siècle. Il est intéressant d’ajouter qu’en Italie – contrairement à beaucoup d’autres pays – le corps était perçu plutôt comme un « rebut » privé des traces de l’être vivant : conception qui a probablement facilité l’objectivation du corps mort et par conséquent son utilisation pour le développement des savoirs anatomiques.
En occident, la médecine commença à faire partie des enseignements universitaires vers la fin du XIIIème siècle. L’une des figures les plus importantes et révolutionnaires dans l’étude de la médecine – et plus spécifiquement en anatomie – fut André́ Vésale (1514-1564) : d’origine belge, il étudia les arts et la médecine ; encore très jeune il continua sa formation médicale à l’Université de Padova, où il passera la plupart de sa vie et dirigera la chaire de professeur d’anatomie. En se distinguant des anciens professeurs, Vésale marquera une innovation dans la pratique des dissections anatomiques : il descend de la chaire pour effectuer lui-même les dissections sur les cadavres, en délaissant l’usage des barbiers-chirurgiens et en encourageant ses élèves à effectuer eux-mêmes des dissections sur les cadavres. Selon Vésale il fallait observer de façon directe et faire ses propres expériences sur le corps humain pour connaître la composition et le fonctionnement de ce dernier. Il paraît que Vésale incitait ses élèves à voler et disséquer les cadavres encore frais qui venaient d’être enterrés au cimetière. Depuis le XVIème siècle l’obtention de cadavres utilisés pour des dissections humaines était devenu un discours assez délicat : le vol de cadavres fut la source d’une série de débats juridiques, éthiques et moraux. En 1543 Vésale publie De Humani corporis fabrica, un ouvrage révolutionnaire pour l’époque : le traité de Vésale dévoile un nouveau savoir sur le corps humain et marque le début d’une grande interdisciplinarité qui se créera entre la médecine et les arts. Les gravures du peintre flamand Jon Stepha van Calcar figurant dans ce livre montrent clairement une nouvelle approche au corps humain : le corps devient un véritable objet d’étude dans le monde scientifique et est représenté par des artistes selon les canons esthétiques et les cadres iconographiques de l’époque.
Table anatomique (gravure de Jan Van Calcar) du traité d’André Vésale De Humani corporis fabrica, 1543.
Les corps illustrés dans les tables du traité de l’anatomiste belge sont toujours représentés intégralement. Le respect pour le corps et sa « beauté » presque sacrée étaient des idées encore trop présentes dans la société occidentale issue de la fin du Moyen Âge : il aurait été trop « osé », voire profanatoire, de représenter des corps morcelés à travers les dissections anatomiques. Il a fallu encore attendre le XVIIIème siècle pour que le corps humain soit représenté en morceaux dans les illustrations des livres d’anatomie. Depuis la période alexandrine et jusqu’au Moyen Âge tardif, les dissections humaines n’étaient pas véritablement pratiquées, si ce n’est probablement dans un cadre privé et plus ou moins licite. Les principales hypothèses qui pourraient donner des réponses à cette constatation sont les suivantes : en premier lieu, il faut dire que l’Église a sûrement eu beaucoup d’influence sur les idées circulant pendant cette époque – il fallait chercher la « vérité » dans les textes sacrés et non pas aller trop « au-delà », de plus, les êtres humains étaient incontestablement perçus comme étant créés à l’image de Dieu par Dieu lui-même – conception génétique qui donne à ces derniers un caractère intouchable. Le respect pour le savoir classique et l’ancrage dans les savoirs médicaux centrés sur les « humeurs » jouaient surement aussi un rôle remarquable durant tout le Moyen Âge. Entre le XIVème et le XVIème siècle la figure de l’être humain devient de plus en plus centrale et commence à acquérir la place d’un véritable objet d’étude pour plusieurs disciplines. Le corps de l’être humain deviendra l’objet d’étude par excellence de deux disciplines académiques en particulier : la médecine et l’art. Dans les académies d’art italiennes la représentation du corps deviendra centrale dans les études graphiques et plastiques. Selon les grands maîtres de peinture, le savoir anatomique se trouvait à la base du savoir artistique : pour pouvoir représenter le corps humain de façon réaliste il fallait le connaître dans son intégralité́ et non pas seulement au niveau de sa surface mais aussi dans son intérieur organique. Des dissections anatomiques furent aussi accomplies par une série d’artistes, tels que Leonardo da Vinci, Michelangelo et Rosso Fiorentino. Dans les siècles suivantes cette collaboration s’arrêtera progressivement et chacune des deux disciplines se concentrera sur des méthodes et des valeurs prônées par chacune des deux disciplines en question : l’essor de la photographie (1839) et d’autres formes de capture d’images substitueront les arts graphiques et les arts se tourneront vers de nouvelles normes et valeurs iconographiques.
Dessin de Leonardo da Vinci, Studi anatomici, fin XVème siècle – début XVIème siècle.
Après avoir passé en revue les principaux enjeux autour du thème des dissections humaines, nous pouvons conclure que les découvertes anatomiques du XVIème siècle ont considérablement changé la façon de percevoir le corps humain qui est d’ailleurs redéfini, restructuré et présenté sous un nouveau type de regard, celui de l’anatomiste. Le corps humain prend sens à travers le regard culturel que les êtres humains lui posent ; de la même façon, le corps humain est encore de nos jours encore relativement perçu avec les yeux des anatomistes qui ont commencé à découvrir le corps autrement. Les dissections humaines et les nouvelles découvertes scientifiques amènent les anatomistes à percevoir le corps humain de façon « morcelée » : chaque organe, analysé et perçu séparément, contribue au fonctionnement du corps dans son ensemble, et le corps, dissocié du sujet, sera perçu comme l’un de ses nombreux attributs. Le paradoxe d’étudier la vie à travers la mort contribue aussi à cette vision morcelée du corps : les organes sont privés de leur activité, des substances liquides qui leur sont propres et des liens qui font du corps un tout. L’être humain perçu en tant qu’assemblement d’organes fonctionnels contribuera également à la constitution de ce qui a été appelé « la pensée mécanique » : le corps humain – comme l’environnement qui l’entoure – sera perçu comme une sorte de grande machine organique fonctionnant grâce à des principes sous-jacents que la science essayera de comprendre, contrôler et de reproduire inlassablement jusqu’à l’époque contemporaine.
–Ale