Huit jours seulement après Genesis P-Orridge, figure centrale de la musique industrielle qui mériterait à lui et elle seule qu’on y consacre plusieurs articles, voilà que nous apprenons le décès subit de Gabi Delgado-López, chanteur et co-fondateur du groupe Deutsch Amerikanische Freundschaft, en abrégé DAF, qui nous quitte à l’âge de 61 ans, laissant derrière lui un héritage très important pour la musique électronique et plus vaste qu’il n’y paraît.
Gabi naît le 18 avril 1958 à Córdoba, en Andalousie. Son père, professeur de philosophie, ayant quitté l’Espagne avec sa mère pour fuir le franquisme, il est élevé par sa grand-maman et par son oncle jésuite et grandit dans ce qu’il qualifie de « sehr gebildeter Haushalt », un foyer très instruit. Sa prime enfance est marquée par cette empreinte catholique et érudite et créera chez lui, par la notion de repentance, ce qu’il présentera comme un rapport presque fétichiste à la douleur, le poussant parfois à mettre de son propre chef des cailloux dans ses chaussures afin de faire pénitence de quelque faute qu’il aurait commise.
Une adolescence exaltée dans le Ruhrgebiet
À l’âge de 8 ans, Gabi déménage en Allemagne afin de rejoindre son père qui travaille dans une fabrique de câbles près de Wuppertal, en plein milieu de cette fascinante région faite d’usines, de fumée et de voies ferrées qu’est le Ruhrgebiet. Ce dépaysement, loin d’être effrayant pour lui, va lui ouvrir un nouveau monde.
Jeune garçon, il se passionne pour le football, mais lorsqu’il observe le corps nu des hommes dans les vestiaires, c’est le rapport entre le sport et la violence qu’il entrevoit, et plus largement entre la violence et le sexe.
En effet, dans cette Allemagne industrieuse des années de plomb, marquée par les actions de « guerilla urbaine” du groupe Baader-Meinhof et sa “Rote Armee Faktion”, un garçon aussi intuitif ne peut s’empêcher de faire des associations d’idées et comprendre que dans cet attrait pour les “jeux militaires”, la violence et le chaos ne sont jamais très loin des hommes.
Par ailleurs, dès le début de son adolescence, ce rapport sous-jacent au sexe va le pousser à fréquenter des hommes plus âgés que lui dans certains cercles homosexuels. Au journaliste de la Tageszeitung qui lui demande si ces expériences n’ont pas été traumatisantes, Gabi répond qu’au contraire, après des années passées avec des hooligans jouant au football, il pouvait enfin rencontrer des hommes instruits, qui sentaient bon, connaissaient Godard et pouvaient lui apprendre quelque chose sur l’art, la culture et la glorification du sexe.
Ces années de jeunesse sont décrites avec acuité et une pointe d’ironie dans la chanson Kinderzimmer (2003), dans laquelle Gabi dresse un inventaire de sa chambre d’enfant, énumérant comme s’il regardait des posters collés au mur quelques uns de ses héros d’enfance et de ses figures d’inspiration, allant de la cosmonaute soviétique Valentina Terechkova à la journaliste et terroriste Ulrike Meinhof.
In meinem schönen Kinderzimmer
Damals noch im Ruhrgebiet
Herrschte immer die Guerilla
Guerilla ist der kleine KriegGuerilla ist der Krieg für Kinder
Die RAF war für mich
Ein echtes Superhelden Team
Mit Overath und Cassius Clay,
Che Guevara und Bruce Lee
Andreas Baader war für mich ein Stern an meinem Firmament
Ulrike Meinhof war für mich als Kind ein echter Superstar
Mit Valentina Tereschkowa, Emma Peel und Raquel Welch
À l’âge de quinze ou seize ans, toujours en quête de nouvelles expériences, Gabi écume les annonces classées des journaux et accumule les expériences sexuelles en tout genre. C’est à cette époque que le Ratinger Hof, un pub de Düsseldorf alors fréquenté par les rockers et les mods de la région, est repris par les artistes Carmen Knoebel et Ingrid Kohlhöfer. Situé à proximité immédiate de l’Académie des Beaux-Arts, l’établissement va être transformé par le peintre et sculpteur Imi Knoebel, mari de Carmen, pour progressivement devenir un des lieux centraux du mouvement punk et plus largement de la culture underground en Allemagne. On imagine que c’est d’une façon assez naturelle que Gabi, en pleine phase de découverte, va se retrouver à fréquenter cet établissement.
« Ein Produkt der Deutsch-Amerikanischen Freundschaft »
Au Hof, les concerts de punk s’enchaînent et attirent les groupes les plus renommés du milieu. Gabi est fasciné par cette révolution musicale bousculant les normes établies avec une puissance et une physicalité extrêmement présentes et totalement novatrices. La légende raconte que c’est là qu’il rencontre Robert Görl, qui allait devenir le batteur de DAF et alter ego de Gabi durant toute sa carrière. C’est sans doute également là qu’il fera la connaissance de Chrislo Haas, le joueur de synthétiseur et de saxophone génial qui allait un temps rejoindre DAF avant de fonder Liaisons Dangereuses, un autre groupe central dans l’histoire de la musique électronique rendu célèbre pour son tube séminal « Los Niños del Parque ».
Le groupe DAF débute en tant que formation assez modeste, répétant dans les caves du Ratinger Hof et produisant un premier album relativement expérimental, en l’absence de Gabi, sous le nom de « Ein Produkt der Deutsch-Amerikanischen Freundschaft » (1979).
Toutefois, si la structure du groupe ressemble à celle d’autres groupes de punk, les thèmes abordés eux, ne le sont pas. Parlant de violence et de sexe, (« les deux seules vraies manières d’entrer dans l’intimité de quelqu’un »), évoquant de manière sardonique les groupes armés et les totalitarismes européens entre deux cris d’indiens, DAF ne passe pas inaperçu, quitte à vexer les punks eux-mêmes qui voient leurs habitudes plus codifiées qu’il n’y paraît être chamboulées par ce groupe alors inclassable.
Londres et la rencontre avec Conny Plank
Partant du principe qu’il n’y a pas d’avenir à Düsseldorf et qu’il faut se trouver au milieu de l’action afin de percer, le groupe se relocalise à Londres et réussit à convaincre Daniel Miller d’enregistrer un album auprès de son label Mute Records. L’enregistrement sera supervisé par l’ingénieur du son Conny Plank, de son vrai nom Konrad Plank, ingénieur du son ouest-allemand pionnier de la musique cosmique et du Krautrock, ayant commencé sa carrière comme assistant du son de Marlene Dietrich (!) et collaboré notamment avec Kraftwerk pour leur album Autobahn. Le courant passe tout de suite entre le groupe et Plank, ce dernier reconaissant en DAF les initiateurs d’un nouveau courant musical distinctivement allemand. Il est vrai que pour Gabi, il est important de chanter en allemand, une langue qu’il trouve particulièrement appropriée à l’élocution rythmée de phrases impératives. L’album sera enregistré en quelques jours et publié en 1980 sous le nom de « Die Kleinen und die Bösen ». Avec huit titres originaux et onze autres titres enregistrés lors d’un concert à l’Electric Ballroom (Camden Town), l’album va leur assurer une certaine notoriété et leur permettre de signer un contrat pour trois albums auprès de Virgin.
Dans ce premier album, le groupe DAF ne détient pas encore sa patte caractéristique, notamment car les synthétiseurs y côtoient toujours guitares et saxophones. Néanmoins, dans des titres tels que Essen dan Schlafen, Co Co Pino, El Basilon ou encore Nachtarbeit, on retrouve déjà la plupart des éléments qui feront la signature du groupe : un jeu de batterie simple et énergique, des nappes de synthétiseur séquencées et un Gabi Delgado-López hurlant et scandant ses phrases répétitives en allemand ou en espagnol comme autant de mantras percutants évoquant presque par moments, saxophone oblige, la prose bop de la beat generation.
La période Virgin
Avant d’enregistrer le premier album avec Virgin, le groupe décide de changer de structure et se recentre autour des personnes de Gabi et de Robert. Dès le début en effet, Gabi, touché par l’énergie du punk, ne comprend pas qu’un mouvement si novateur continue à utiliser des anciens instruments, au risque de se réduire à une sorte de rock’n’roll mal exécuté. Avec la démocratisation des synthétiseurs, il veut en effet partir dans la direction d’un groupe qui refléterait toute la puissance du mouvement punk dans la musique électronique. Une batterie, un séquenceur Korg SQ-10, un synthétiseur Korg MS-20 et un clavier ARP Odyssey, voici les instruments utilisés par le groupe durant cette période centrale, dont les albums contiennent tout le substrat de Deutsch Amerikanische Freundschaft.
Une fois ce changement de moteur effectué, toujours avec l’aide de Conny Plank, le groupe va sortir le premier album de sa période Virgin, Alles ist Gut, qui fera sa célébrité.
Dans « Alles ist Gut », les titres novateurs s’enchaînent et font tous mouche. Tel le « dérèglement de tous les sens » auquel s’est livré le poète Arthur Rimbaud, Gabi évoque avec puissance et émotion les thèmes qui lui sont chers : le bouleversement des repères durant les grands conflits mondiaux et leurs suites (Der Mussolini, Alle gegen Alle), la passion amoureuse (Als wär’s das letzte Mal) avec parfois une pointe de fétichisme (Der Räuber und der Prinz) sans parler de titres comme Mein Herz macht Bum qui tiennent presque de l’exercice d’asphyxie auto-érotique.
Les deux autres albums Gold und Liebe (1981) et Für Immer (1982), toujours chez Virgin, iront parfaire la notoriété du groupe avec certains de leurs titres les plus connus comme Liebe auf den ersten Blick, Verschwende deine Jugend, devenu une sorte d’hymne générationel et slogan du groupe, ou encore Kebab Träume.
Première séparation et période 1st Step to Heaven
De par les différents projets qui vont les animer durant leur carrière, ainsi que leurs relations parfois complexes – Gabi et Robert ne se voient en général que pour faire de la musique, mais ils ont à un certain moment cohabité et passent parfois la nuit ensemble – la groupe va connaître plusieurs séparations et réunions entre 1982 et 2020.
Le premier hiatus a lieu lors de l’enregistrement de Für Immer. Les deux membres de DAF vont partir chacun dans des projets personnels, plus pop, Robert Görl avec l’album Night Full of Tension et Gabi Delgado-López avec Mistress.
En 1986, une première réunion a lieu avec l’album 1st Step to Heaven, un album aux tendances disco marquées, presque house, préfigurant d’une certaine manière l’arrivée de la techno à Chicago et Detroit quelques années plus tard. L’album, peu apprécié de certains fans, contient pourtant plusieurs titres excellents tels que Absolute Body Control. Il sera suivi de quelques singles, dont le remarqué The Gun qui fera les riches heures de la scène house nord-américaine et de remixeurs tels que John Watt et son service Razormaid.
Expériences techno et période DAF/DOS
Durant les années suivantes, Gabi et Robert vont se séparer à nouveau. De 1996 à 1999, Gabi lance avec son compagnon d’alors, l’acteur Wotan Wilke, un projet non canonique intitulé DAF/DOS, dans lequel le groupe prend une direction que certains qualifieront de plus aléatoire, comme semblent en attester les photos de couverture du premier CD, ainsi que le recours à un mystérieux label répondant au nom de « Edition Debil ». Les thèmes sont des plus variés, allant de Mutterficker, un titre techno faisant l’éloge d’un jeune homme, à Danke an den CVJM, remerciant les auberges de jeunesse chrétiennes de lui avoir fourni de la cocaïne, en passant par Festina, un titre relevant le caractère érotique du dopage cycliste, ou encore le classique Ich glaub ich fick dich später, entonné sous la forme dansante d’un titre classique de discothèque.
Cette courte interview de Gabi par Kaput Magazin, dans laquelle il relate une anecdote où il est question d’Oktoberfest, de trois pilules d’ecstasy et d’un vol Munich-Dortmund, permet de se faire une idée de l’ambiance bon enfant qui prévalait à cette époque.
De son côté, Robert Görl ne chôme pas non plus, investissant dès 1996 la scène techno à grand renfort de rythmes four-to-the-floor et de synthétiseurs Roland TB-303 et sortant des albums qui mériteraient à être plus connus tels que Watch the Great Copycat (1996) ou encore Sexdrops (1998).
« Fünfzehn neue D.A.F.-Lieder »
En 2003, Gabi et Robert se reforment une deuxième fois à l’occasion d’un nouveau album sommairement intitulé Fünfzehn neue D.A.F.-Lieder. Contrairement aux projets précédents, malgré le recours à une boîte à rythmes au lieu de la batterie de Robert, une partie de l’album est enregistré à l’aide de synthétiseurs analogiques. Il en découle un accueil beaucoup plus positif de la part de la critique, approuvant globalement le retour à la recette ayant fait leur succès.
L’album est toutefois inégal, puisqu’en même temps que l’on parle d’un retour aux techniques de Conny Plank lors de la période Virgin, Gabi explique à la Tageszeitung de quelle manière il a composé certains titres de l’album sur sa Playstation. De manière générale, si on relèvera certains titres excellents tels que Ich bin morgen wieder da, Kinderzimmer ou encore Die Lüge, on regrettera par contre dans Der Sheriff, titre pourtant excellent sur le point musical, un anti-américanisme primaire dont on aurait pu se passer.
Plusieurs projets et beaucoup de concerts live
Au delà de cet album, DAF ne connaitra plus de nouveaux titres et annoncera plusieurs fois sa séparation définitive. Robert se produira quelques temps avec le chanteur Thoralf Dietrich de Jäger 90 sous le nom de DAF.Partei. Il produira également quelques albums et singles. Quant à Gabi, il sortira encore deux albums numérotés, peu connus mais non dénués d’intérêt, le premier en 2013 et le second en 2015.
Néanmoins, c’est sur la scène live que DAF continue à briller. En effet, avec une renommée ne faiblissant pas et se transmettant aux nouvelles générations, le groupe va continuer à se produire pendant une quinzaine d’années, au gré des séparations et reformations, ce qui permettra à votre serviteur de voir DAF à trois reprises en l’espace de dix ans.
Voir DAF en concert était quelque chose de fantastique. À chaque concert, le même rituel recommençait. Tout d’abord, c’était une scène vide, avec plus d’une dizaine de bouteilles d’eau, une batterie et un pied de micro. Ensuite, Robert et Gabi apparaissaient et le concert commençait. Après trente secondes, Gabi était déjà couvert de sueur et devait copieusement s’asperger d’eau. On pourrait dire qu’il incarnait le dernier représentant d’une manière de voir les choses à la fois plus pop et plus totale, héritée de la culture industrielle. Pour autant, et les interviews en attestent, il n’était pas du genre de Gabi de se prendre trop au sérieux. Tout aussi allemand, antifasciste et homosexuel qu’il ait été, il pouvait par exemple dénoncer l’état et ce qu’il percevait comme ses dérives impérialistes, avant faire danser la foule de manière hystérique sur une chanson telle que Der Mussolini, tout en tirant copieusement des « Sieg Heil » tel un petit enfant auquel on aurait permis de rester au bal après 19 heures. Son esprit punk assumé, son recours novateur à la musique électronique, ses paroles uniques, sa propension à provoquer ou encore son intérêt pour l’aventure subjective dépassant toujours les considérations politiques étaient autant de raisons pour lesquelles DAF a continué à faire salle comble jusqu’à la fin.
Références
- Image de couverture : Gabi Delgado-López au festival e-tropolis en 2013 à Berlin, Achim Raschka, licence copyleft GFDL / CC-BY-SA-3.0 (image modifiée)
- L’arrivée dans le Ruhrgebiet : photo prise par Freddy Van Ballast en juin 2018, licence CC-BY-SA-3.0
- Le Ratinger Hof en mai 1978 : Ralf Zeigermann, licence CC-BY-SA-3.0 (image modifiée)
- Concert à l’Amphi Festival (Cologne) en 2015 : Atamari, licence CC Attribution Share Alike 4.0 International License