Daniel Miller et la genèse de MUTE Records

Pour tout amateur de musique électronique et du foisonnement sauvage qui peut accompagner les sobres nappes synthétiques d’un concert de coldwave rondement mené, Daniel Miller, fondateur du label MUTE Records naviguant habituellement entre Londres et Berlin, est une référence. C’est en effet l’un des premiers a avoir émis et formalisé cette volonté de donner à la musique synthétique la même énergie brute et sacrée que celle que l’on peut retrouver lors d’un bon concert de punk.

Ce samedi 2 février 2019, à la Haute École de Musique de Lausanne, Miller était de passage pour une courte conférence suivie d’ateliers. Il y discutait avec Michel Masserey (animateur de l’émission Vertigo sur RTS La Première) et Sylvain Ehinger (studio Pixelgroove). L’occasion pour nous de revenir sur ses débuts dans la musique électronique, sa méthode de travail et ses rencontres, de son premier album à la création de MUTE Records.

Au milieu des années 70, Daniel Miller, jeune diplômé d’école d’art travaillant dans le cinéma, est en train de lire Sniffing Glue Magazine, la bien nommée revue punk britannique. Il aime beaucoup le rock, est impressionné par l’évolution que ce genre a connu en Grande-Bretagne dans les années 1960, tout en regrettant les développements ultérieurs qu’il ressent comme une stagnation, voire la manifestation de l’étroitesse d’esprit de sa nation. Or, dans cette édition, le Sniffing Glue Magazine donne des instructions pour monter son propre groupe de punk. Instruction #1 : apprendre à jouer trois accords de guitare.

Alors il s’interroge : s’il faut apprendre des accords pour jouer de la guitare, pourquoi les nouvelles générations de gamins rebelles ne se tourneraient pas vers la musique électronique ? Avec un synthétiseur, pas besoin de savoir jouer du tout. Alors certes, les punks n’ont pas accès à un laboratoire d’université et n’ont pas forcément le budget requis pour s’acheter un Oberheim ou un Moog, ni la patience pour assembler un synthétiseur eux-mêmes, mais les temps changent. En effet, le marché du milieu des années 70 voit arriver de nouvelles marques japonaises, beaucoup plus abordables, telles que Korg ou encore Roland.

De T.V.O.D./Warm Leatherette à MUTE

Au milieu des années 70, la musique électronique est encore limitée. Les tentatives visionnaires d’une Delia Derbyshire ou d’un Luigi Russolo apparaissent comme respectivement anecdotiques ou déjà oubliées, et l’univers semble se résumer à un monde de gentils compositeurs maniant leurs claviers tels des organistes psychotiques de la planète Oxo à coups de Switched-On Bach et autres compositions moyennement convaincantes, un univers dans lequel Kraftwerk fait déjà presque figure d’extraterrestre. Seul le collectif Throbbing Gristle et le mouvement naissant de la culture industrielle semblent alors apporter une nuance à ce très sage tableau.

C’est ainsi que Miller franchit le pas et, pour le dire d’une manière pédagogique et presque biblique, part à la quête de son idéal : reproduire l’énergie du punk dans la musique électronique. Rassemblant ses économies, il fait l’acquisition d’un MiniKorg-700S (machine sortie en 1974), d’un four-track TEAC et se lance dans diverses expérimentations.

De ces expérimentations émerge The Normal, groupe fondé avec son compère Robert Rental, rencontré à un concert de Throbbing Gristle, et les deux titres T.V.O.D. et Warm Leatherette, ce dernier faisant référence à une scène du roman Crash de J.G. Ballard. Ayant inspiré de nombreux artistes allant de Ian Curtis à David Cronenberg, Ballard y parle de sexe, de mort et d’accidents de voiture. Rythmes, basse, mélodie et effets : tout est réalisé avec le synthétiseur et le four-track.

S’attardant quelques minutes sur le MiniKorg-700S apporté pour l’occasion par les animateurs de la conférence, Daniel Miller tente alors de recomposer en direct les différentes pistes de Warm Leatherette, rythmes y compris, ce qui représente sans nul doute un moment particulier pour les nostalgiques.

Toujours est-il que sans idée particulière en tête, du moins c’est ce qu’il a bien voulu nous dire à Lausanne, Miller enregistre ses titres au propre et les envoie à Rough Trade, alors un label naissant, pour presser quelques disques. Il pense en écouler quelques dizaines et envoyer le reste à des personnalités de la musique telles que John Peel. La quantité minimale chez Rough Trade est de 500 disques. Il accepte, pensant que le stock finira dans un coin de sa chambre, mais à sa surprise, le disque rencontre un réel succès et 1500 disques finissent par être pressés. Plus encore, Miller, qui avait indiqué ses coordonnées sur l’album, commence à être envahi par les demo tapes envoyées à son domicile par d’autres musiciens impatients d’être publiés dans son sillage. De fil en aiguille, il lance son propre label, MUTE Records, tout d’abord une « bedroom operation » gérée depuis chez lui.

Nous aurions voulu l’entendre parler plus en détails d’autres artistes iconiques de MUTE Records tels que Deutsch-Amerikanische Freundschaft (DAF), Fad Gadget, Laibach ou encore Nick Cave & the Bad Seeds, mais le temps lui manque dans cette conférence sévèrement minutée. Tout juste a-t-il le temps de parler du synthétiseur semi-modulaire ARP 2600, équipé d’un séquenceur 16-step en option et qui sera son deuxième synthétiseur, acheté d’occasion à une vente de surplus de matériel après une tournée d’Elton John. Si Warm Leatherette est en quelque sorte l’indicatif (ou la signature) du MiniKorg, c’est Back to Nature de Fad Gadget qui représente celui de l’ARP 2600.

Il évoque aussi brièvement le personnage de Frank Tovey (Fad Gadget), dont la description semble tout droit sortie d’un roman de Kerouac : un garçon timide et poli se transformant en Gargantua punk flamboyant et scandaleux une fois monté sur scène… N’ayez crainte, Secret Fires Magazine abordera bientôt plus en détail le singulier destin de ce garçon.

La rencontre avec Depeche Mode

Considérant le synthétiseur comme l’avenir de la musique pop et du punk, Miller avait fondé Sillicon Teens, « the first teenage synth band », un groupe imaginaire dont il assurait chaque partie et qui avait obtenu un certain succès avec la reprise de Memphis Tennessee de Chuck Berry. À ce stade, la « bedroom operation » commence à fonctionner entre DAF, Fad Gadget et les projets de Miller lui-même. Un jour, après envieon trois ans d’activité, il se retrouve un peu par hasard au Bridge House, un pub de l’est de Londres dans lequel jouent, devant une dizaine de personnes, les membres de ce qui allait devenir Depeche Mode. Impressionné par leur prestation, il voit en eux l’incarnation de son rêve d’un authentique « teenage synth band » et leur propose immédiatement une collaboration, destinée à être fructueuse et à subsister malgré les offres somptueuses des grands labels. Pour Miller, c’est notamment cette fidélité qui l’a poussé à faire tout son possible pour permettre à Depeche Mode d’atteindre le succès mérité.


Ci-dessus : un concert de Depeche Mode au Bridge House en février 1982, un peu plus d’une année après leur première rencontre avec Daniel Miller

Tout juste a-t-il le temps de parler de ses projets suivants, par exemple les débuts de la dance music, le sampler Fairlight CMI, son retour extatique après une soirée techno au Tresor à Berlin au début des années 1990 ou encore de son amour des Alpes suisses matérialisé par une courte carrière de DJ au Posthotel de Zermatt dans les années 1970, qu’il est temps de passer au workshop, réservé aux étudiants de la Haute École de Musique.

Après quelques mots sur le mastering en réponse à la question d’un étudiant sur la « loudness war » qui sévit tant à la radio que sur Spotify, Miller énumère encore quelques projets en vrac : un album « MUTE 4.0 » pour le quarantième anniversaire du label, un cover album de 4’33 de John Cage en 59 versions, une nouvelle édition des albums de Throbbing Gristle et Kalleen, sa dernière découverte.

Nous n’en saurons pas plus.

Les critères de la réussite selon MUTE

Inondé dès ses débuts de demo tapes et de demandes de collaboration, Daniel Miller a progressivement défini les critères les plus importants pour qu’un label tel que MUTE Records décide de produire un artiste :

  1. Le producteur doit ressentir quelque chose, être touché par les paroles ou la musique.
  2. La création doit être originale, unique à certains abords.
  3. Artistes et producteur doivent entretenir une bonne relation créative, partager une vision commune.
  4. Les artistes doivent être engagés dans le projet et dans sa réalisation.
  5. Ils doivent avoir le potentiel de réaliser de très bons concerts en live.

Bibliographie

Burrows, Terry (with Miller, Daniel), MUTE. A Visual Document From 1978 -> Tomorrow, 1ère éd., Londres, Thames & Hudson, 2017.

Crédits photographiques

  • Crédits photographiques: « Daniel Miller getting to know his Mute Synth Mod » (asmo23 sur flickr, licence CC BY-NC-ND 2.0) et photo Nicolas Ayer (HEMU)