Eva marchant dans une rue de New York avec une valise et son cassetophone à la main.

Stranger than Paradise : le charme discret des cassetophones et des rues désolées

Jim Jarmusch, c’est un réalisateur que l’on admire… Ou dont l’on rit gentiment, comme lorsqu’il nous gratifie de films tels que The Limits of Control, dont l’abstraction absconse, faite d’espressi, de boîtes d’allumettes et de discussions laconiques avec une Paz de la Huerta nue dans sa chambre d’hôtel, semblent se résumer au pur exercice de style.

Rien de tout cela dans Stranger than Paradise (1984), son premier film en 35mm. On y trouve, en noir et blanc et avec un grain incroyable, un New York du début des années 1980 méconnaissable, sale, photogénique.

Dans sa piaule minable du Lower East Side (en réalité Hoboken), Willie/Béla (John Lurie) reçoit un coup de fil de sa tante Lotte, d’origine hongroise et qui habite à Cleveland dans l’Ohio. Elle attend l’arrivée de sa nièce Eva (Eszter Balint), en provenance de Budapest et que l’on imagine atterrir à New York. Étant hospitalisée pour dix jours, la tante Lotte ne peut toutefois pas accueillir Eva et demande à Willie de l’héberger durant cette période.

Willie accepte à contre-cœur – s’ensuit un invraisemblable plan-séquence, resté célèbre, dans lequel nous voyons la jeune Eva marcher dans les rues ravagées de Big Apple, cassetophone en main, sur l’air de « I Put a Spell on You » de Screamin’ Jay Hawkins.

Comme le relève la critique Pauline Kael, toute la drôlerie –  ou pour utiliser un mot très estampillé 2023, la dinguerie – du film réside dans ce que Willie ne fait pas envers sa cousine : il « ne lui offre pas à manger, ne lui pose de questions ni sur la vie en Hongrie ni sur son voyage, ne cherche pas à lui faire visiter la ville et ne lui fournit même pas de linge de lit ».

Au lieu de sauter sur les lieux communs attendus d’une origine par delà le rideau de fer, Jarmusch présente à travers le regard d’Eva une critique subtile de la société américaine. D’un côté, Eva parle bien l’anglais et est visiblement inspirée par l’Americana, avec son amour du blues et son affirmation selon laquelle Screamin’ Jay est son « main man ». De l’autre, elle porte un regard narquois sur les habitudes bien américaines de Willie, entre bières, baseball, paris hippiques et repas précuisinés à l’aspect informe, rappelant la cuisine de Repo Man (également sorti en 1984, avec Harry Dean Stanton). Relevons à ce sujet la scène durant laquelle Willie se retrouve enchevêtré dans un débat étymologique sur l’origine du terme « TV Dinner ».

Tourné en noir et blanc avec un résidu de film de 30 minutes offert par Wim Wenders, Stranger than Paradise sort tout d’abord en tant que court métrage composé d’une partie unique. Après sa présentation au Festival international du film de Rotterdam en 1983, Jarmusch y ajoute deux parties supplémentaires et en fait un road movie. On se plaît à voir dans cette direction une influence de Wenders, son doteur en pellicule et docteur ès road movies qui signera, aussi en 1984, encore avec Harry Dean Stanton, son fameux Paris, Texas.

Le film, que l’on aurait cru parti pour durer plusieurs heures entre quatre murs moisis des bords de l’Hudson, prend le large avec brio en parvenant à combiner la route et ce rythme caractéristique fait de longs plans toujours un peu plus longs que de nécessaire, une manière de faire que l’on retrouvera avec délices trente-cinq ans plus tard dans la troisième saison de Twin Peaks.

De la piaule new-yorkaise au pavillon de Cleveland – avec comme voisin un complexe d’industrie lourde, et du restaurant à hot dogs à une improbable échappée vers la mer, Stranger than Paradise est non seulement un magnifique exercice de style qui témoigne de son époque, mais encore un film sur l’Amérique, la jeunesse, les relations hommes-femmes, la galère des escrocs à la petite semaine, la route, et tout simplement le besoin de bouger : toujours être ailleurs.


Stranger than Paradise (1984)
Réalisateur : Jim Jarmusch
Fiche IMDB
Édition digitale restaurée Blu-Ray/DVD  chez Criterion