Lorsque l’on pense aux films de David Lynch, ce sont parfois certains éléments très spécifiques qui nous viennent en tête, des éléments que les cinéphiles se plaisent à traquer d’un film à l’autre. Mais au delà du particulier, ce qui peut également nous venir à l’esprit, c’est cette impression unique et indéfinissable, évoquant des abysses lovecraftiennes même lorsque Lynch filme un ciel bleu, laissant croire que, d’un film à l’autre, « le temps est devenu tout David Lynch » (Pacôme Thilellement) et que l’univers lui-même s’est imprégné de l’œuvre, œuvre dont chaque production individuelle (film, musique, arts visuels) semble n’être qu’une nouvelle facette.
Dans l’éventail de productions de cet artiste complet, il est un pan qu’il ne faut pas sous-estimer : celui de la musique. De Eraserhead à Twin Peaks: The Return en passant par Industrial Symphony No. 1, elle a contribué à donner aux œuvres de Lynch cette patte inimitable qui fait son génie. Et si, pour produire albums et bandes sons, il s’est entouré d’artistes d’avant-garde durant toute sa carrière, c’est avec Angelo Badalamenti qu’il aura la collaboration la plus prolifique.
Angelo Badalamenti est loin d’être un amateur. Compositeur professionnel, il travaille depuis plus de cinquante ans avec des grands noms de la musique, co-produisant par exemple deux chansons pour Nina Simone au milieu des années 1960 et travaillant dix ans plus tard avec le pionnier de la musique électronique Jean-Jacques Pelley. Néanmoins, c’est sa rencontre avec David Lynch qui se révélera décisive, en particulier la réalisation de la bande son de la série Twin Peaks.
Dans une vidéo figurant dans les extras d’un coffret de la série, Badalamenti, assis devant son vieux piano électrique Fender Rhodes, explique comment il a composé le thème de Laura Palmer, un thème qui allait définir l’ambiance de tout un univers, celui de Twin Peaks, petite bourgade du Pacifique Nord-Ouest secouée par le meurtre incompréhensible de sa homecoming queen. Cette vidéo est édifiante en ce qu’elle permet d’imaginer de quelle manière s’articule la relation entre les deux artistes, ainsi que la manière dont les intuitions artistiques se rejoignent afin d’aboutir à une création homogène dont il semble évident qu’elle ait pour objet une jeune fille, la forêt et leurs mystères. Pour cette seule série, Badalamenti et Lynch produiront plus de 200 morceaux, aujourd’hui regroupés sous le nom de Twin Peaks Archive.
En 1991, alors que le film prequel Fire Walk With Me est en cours de production, Badalamenti et Lynch se lancent dans Thought Gang, un projet annexe de « jazz ésotérique » réalisé entre New York et Los Angeles. Deux titres seront réalisés, « The Black Dog Runs at Night » et « A Real Indication », qui figureront sur la bande son du film. Le reste de l’album sera enregistré par bribes, sans qu’il ne soit jamais complété ni publié jusqu’à ce 2 novembre 2018.
Ce qui est certain, c’est que cet album ne résonne d’aucune manière comme un anachronisme. Réalisé avec le talent de nombreux contributeurs se succédant au fil des titres, il alterne un blues sombre, entêtant et un poil amusant tout droit sorti les peintures de Lynch (« One Dog Bark », cf. infra), les deux stupéfiants classiques de Fire Walk With Me (« A Real Indication » et « The Black Dog Runs at Night »), un autre aperçu de Twin Peaks: The Return (avec l’intégrale de « Frank 2000 », déjà dans la série, ainsi qu’une mystérieuse histoire de woodcutters dans « Woodcutters From Fiery Ships ») ou encore le vivide songe d’une nuit d’été lynchéenne (« Summer Night Noise » où l’on se croirait presque dans Industrial Symphony No. 1). Enfin, relevons un « Logic and Common Sense » plein de mystère qui ne manquera pas de nous faire penser, dans Twin Peaks: The Return, à la célébration des « bandits au grand coeur » dans les bureaux de la compagnie d’assurances de Bushnell et de Dougie Jones.
Il ne faut pas véritablement chercher de titre phare dans cet album, qui reste tout de même assez expérimental, mais s’il fallait en retenir, hors « A Real Indication », un tube, ce serait à coup sûr « A Dog Bark », hit canin semblant résumer tout un monde entre la basse calme bien assurée des nuits urbaines américaines, les quelques très subtiles apparitions d’une boîte à rythmes TR-808, et surtout l’aboiement unique et central, à la hussarde, qui explique sans doute pourquoi le nom du titre est au singulier.
Comme toujours dans les œuvres de Badalamenti et Lynch, il faut se garder de multiplier les parallèles et comparaisons et reconnaître leur création comme un ensemble reflétant une intuition commune. Malgré la richesse de cet album, beaucoup plus varié dans sa structure et ses contributeurs que les autres albums liés à l’univers de Badalamenti et Lynch, l’on constate immédiatement l’existence d’un fil rouge, d’une intention, qui donnent à cette album le caractère d’un excellent album concept, celui de deux singes enchaînés, à l’image du tableau de Bruegel l’Ancien qu’ils ont choisi comme pochette de couverture.
À acheter sur Bandcamp ou à écouter sur les plateformes de streaming.
Quelques références :
- Selim Bulut, “A guide to David Lynch’s most trusted musical collaborator”, Dazed Magazine, 2017
- Colin Marshall, “Get a First Listen to David Lynch & Angelo Badalamenti’s Long-Lost Album, Thought Gang”, Open Culture
- Kory Grow, “David Lynch and Angelo Badalamenti on Their Wild Jazz Experiment”, Rolling Stone Magazine, 2018
- Pacôme Thiellement, « Trois essais sur Twin Peaks », Puf, Quadrige, 2018
- Texte du libretto disponible sur la page Bandcamp du groupe